Affaire terminée, j'arrive ! - Chapitre 4
Chapitre
4 – Jasmin et Marguerite
A partir de l’âge de deux ans et
demi, moi qui étais la plus jeune, mais il y avait les autres avec moi, ma mère
nous emmenait cueillir la fleur de jasmin, à Grasse ou à Mouans-Sartoux. La saison
de cueillette de la fleur de jasmin dure du premier août, et à l'époque nous
allions à l'école jusqu'au 31 juillet, et reprenions au 15 octobre. Un bonhomme
venait nous chercher à Cannes avec une carriole et un âne, on emportait une
paillasse, quelques ustensiles de cuisine, maman, ma sœur Pauline, pas Félicie
ni Henriette, et moi. On allait dans la campagne, en pleine nature.
Il y avait des rats, de tout
puisque c'étaient des cabanons faits de quelques planches, avec un cyprès
devant comme on les voit toujours abandonnés aujourd'hui dans les campagnes. On
recueillait l'eau dans de grandes jarres, pour arroser, mais nous allions
chercher l'eau pour nous à la fontaine.
On se réveillait le matin à trois
heures. Au début, ma mère me laissait dormir, mais à partir de trois ou quatre
ans, j'ai commencé à cueillir la fleur, avec Pauline et ma mère. Cela durait de
trois heures du matin à onze heures, midi. Le quinze août, c'était la plus
grande fougue : il fallait toutes les ramasser, parce que sinon, elles étaient
perdues, car dans l'après-midi, elles tombaient, flétries.
Cela se payait très cher, pour le
patron bien sûr, mais même pour la cueilleuse. Cela faisait une saison où
l'argent rentrait. C'est ainsi que mes parents avaient pu financer leurs
investissements ...
On ne dépensait en effet pas
beaucoup. On vivait d'une salade de tomates, de pain, beaucoup de pain, ce que
le patron de la campagne nous apportait. Il nous disait :
- Vous
voulez des melons ?
Bien sûr, on voulait des melons,
mais aussi des pastèques, des salades, des poivrons, des œufs, un peu de viande
et du corned beef. C'était après la guerre de 14, on allait chercher une boîte
de corned beef que l'on mangeait cru, ou à la sauce tomate ... L'après-midi, ma
mère allait faire des lessives chez les gens du village. Ma sœur Pauline
faisait des ménages. C'était aussi difficile que maintenant, pour les personnes
qui passaient l'été à la campagne, de trouver des femmes de ménage. Ma mère
était une laveuse exceptionnelle. Et moi, bien entendu, j'allais jouer sur la
place du village. Je faisais des commissions, mais il ne fallait pas trop
compter sur moi, j'étais insouciante, toujours un pied en l'air ... Je
connaissais en revanche tout ce qui se passait dans le village. C'était moi, la
radio ! Je savais les nouvelles, même
les fausses... surtout les fausses !
Le samedi,
après la fleur, nous repartions à pied et nous descendions à Cannes. Ma mère
devait faire le ménage de mon père qui était resté à Cannes. Lui, travaillait.
Il se faisait réchauffer la soupe chaque jour, ou deux œufs, mais il y avait
deux assiettes pour chaque jour, une le midi et une le soir, dans l'évier. Il
ne lui serait même pas venu à l'idée de se laver une assiette.
- On ne
pourrait pas prendre le tramway quand même ? Il y avait une motrice,
et derrière, une baladeuse, avec une balustrade à claire voie. J'aurais tant
aimé pouvoir monter là-dedans !
Et il fallait en arrivant en mettre un rude coup pour rattraper le temps
perdu, malgré la fatigue du trajet.
Elle était bien fatiguée, mais comme nous avions bien
travaillé, elle nous emmenait. On était heureuses !
Elle dansait bien, Pauline. Elle
était menue, fine et légère. Elle valsait à ravir. Ma mère ne rentrait pas, c'était cher. .. Elle nous payait l'entrée. Mais à toutes les danses, il
fallait revenir à l'extérieur voir ma mère ... On se mettait sur le bord de
la piste, et hop : |
- Vous
dansez, Mademoiselle ?
Elle dansait bien, Pauline, elle
était menue, fine et légère, et élégante car elle confectionnait ses robes.
Elle valsait à ravir.
Une année, j'ai
refusé d'y aller. J'avais onze ans. Je disais:
- Cette année, la fleur, je ne
voudrais pas …
J'avais appris qu'en haut, à la
villa du Docteur Caponi, ils avaient besoin d'une femme de chambre. J'y vais,
je me présente, par l'intermédiaire de ma mère. Mon travail consistait à faire
les lits, les chambres, le salon, la salle-à-manger et à servir à table.
Ils étaient douze à table. Des
plats énormes, plus lourds que moi, me semblait-il. Il fallait les présenter à
la gauche. Une fois, il y avait des œufs à la coque au menu. Chez ces gens-là,
il y avait beaucoup de poules ... et des artichauts dans la campagne. La cuisinière
devait être âgée de vingt deux à vingt trois ans, c’est elle qui m'a appris à
les préparer. Je me souviens donc que cette fois-là, le plateau a basculé et tous
les œufs se sont écrasés sur le jeune homme que je servais. Je fus alors prise d'un tel fou-rire que j'ai tout quitté,
et me voilà partie à la cuisine, impossible de m'arrêter de rire ... Ils ont
été obligés de se servir la suite, parce que j'étais incapable de rentrer à
nouveau dans la salle-à-manger.
Au bout d'un mois de ce traitement,
Madame Caponi a appelé ma mère, en lui disant qu'il n'était pas possible de me
garder : j'avais cassé trop la vaisselle, chaque fois que je desservais, je
cassais une ou deux assiettes ... Je n'étais donc absolument pas faite pour
exercer le métier de femme de chambre.
Cette année-là, j'ai tout de même
fini à la fleur, et bien contente encore….
Lorsque la tartane arrivait au
port, à Cannes, il fallait débarquer le sable, dans des hottes, à dos d'homme.
C'étaient ma tante et mon oncle qui déchargeaient. Elle avait déjà trois
enfants.
Un jour, son
mari lui dit : .
- Tu sais, nous avons une chambre
en trop, et moi j'ai rencontré une femme très bien, une veuve, qui serait
disposée à nous la louer, ce qui nous ferait un peu d'argent pour finir de
payer la tartane.
Ma tante était alors enceinte
d'environ sept mois, et elle continuait à décharger le sable sur son dos chaque
fois que son mari accostait à Cannes. Elle préparait à manger dès le matin afin
que les enfants, en arrivant de l'école, puissent déjeuner chaud. Deux ou trois
fois, elle s'était aperçue que non seulement mon oncle ne venait pas au bateau,
mais que le déjeuner disparaissait à une vitesse inaccoutumée, ou qu'il n'y
avait plus de déjeuner pour ses petits.
Un jour, elle trouve au fond d’un
tiroir, un vieux fusil, une vieille arme qui ne servait pas depuis longtemps.
Elle pense :
- Si je les attrape ….
Ce jour-là, elle avait préparé un
pot-au-feu magnifique, et toute la matinée en travaillant elle s'en régalait
d'avance. Elle arrive, et plus rien, ils avaient tout mangé ! Et soudain, elle entend la porte d'en haut
qui se ferme sur les tourtereaux ... Elle sort le pistolet du tiroir, elle
monte à l'étage et leur crie :
- Sortez de là !
Pan, pan, pan, elle tire à travers la porte.
Probablement que la pauvre femme devait se tenir juste
derrière celle-ci, en tous cas, elle l'a tuée !
Immédiatement, la police, les
gendarmes….
On transporte la femme à l'hôpital.
Mon oncle s'échappe par la fenêtre et disparaît trois jours aux îles de Lérins.
Quant à Marguerite, un petit dans chaque main, enceinte jusqu'aux yeux, on la
mène à Grasse où les gendarmes ne veulent pas la garder. .. Ils lui ont encore
donné les sous pour redescendre à Cannes. Avec le tramway.
Et la voici en photo, prise en 1917, probablement à cette époque !