02 mars 2008
La véritable histoire d'Henriette
Vous ne
pouvez pas savoir combien j’ai aimé retranscrire l’histoire de mes parents
pendant la période de leur enfance à la fin de la seconde guerre. Je
connaissais naturellement l’essentiel de ce qu’ils avaient choisi de raconter. Mais
je relève aussi certaines omissions particulièrement signifiantes, des
anecdotes que par pudeur, ils ont tues. Par exemple : les mufflées
d’Auguste Pellegrino, si brave par ailleurs, les frasques de Joseph chez qui on
avait tout de même placé une toute jeune fille, particulièrement belle puisque
brune aux profonds yeux bleus…mais qui ne manquait pas toutefois, de temps en
temps, d’aller voir ailleurs. Mes grands-parents paternels vécurent pendant
plus de sept ans sans être mariés, un vrai scandale pour l’époque. Mais qui
n’affectait pas outre mesure Joseph, qui se proclamait libre penseur. En fait,
mon grand père avait déjà été marié deux fois avant de rencontrer Henriette. Sa
première épouse était morte très jeune, vraisemblablement poitrinaire, ainsi
qu’on disait à l’époque. Pour la deuxième, ce fut plus compliqué : elle
était internée en maison de repos, sans doute un peu « dérangée ».
Pas question, alors, de divorce…Et il fallait quelqu’un pour tenir la maison de
l’entrepreneur, et sans doute satisfaire aussi son secret désir d’être père. On
lui a donc livré une jeune fille de dix sept ans sortie du couvent, mais qui
n’avait pas froid aux yeux, et que la situation financière de cet homme de
quarante quatre ans n’effrayait pas. Par exemple, et c’est elle qui me le
raconta, lorsqu’elle allait à la messe, elle se plaçait derrière les femmes de
notables, agenouillées sur leurs prie-Dieu…Très doucement, elle soulevait leurs
lourdes jupes pour mémoriser les motifs de broderie de leurs jupons afin de les
reproduire tout en les adaptant. Elle brodait avec habileté, en particulier la
broderie Richelieu qui se caractérise par de grands vides retenus par de fines
brides. Placée chez mon grand père, homme seul dans la quarantaine florissante,
il arriva ce qui devait arriver…Mon père, et sa sœur, peut-être même Paul né en
1917, furent conçus hors mariage. La différence d’âge entre Joseph et son
épouse – vingt-sept ans - était bien décelable, mais pas si exceptionnelle en
ces temps où les femmes mouraient souvent en couches. Même si à l’époque, la
façon de s’habiller des femmes les «vieillissait » beaucoup. Il vint un
jour où, très solennellement, un représentant de commerce de passage à
l’entreprise, demanda à mon grand-père la main de sa fille aînée…Malaise. Et
puis, sans crier gare, l’épouse légitime décéda opportunément. Mon père Jean se
souvenait précisément avoir assisté au mariage de ses parents. Il avait sept
ans.
Ce que
n’avait pas imaginé Henriette, c’est la descente aux enfers qui commença dès la
fin de la grande guerre : Joseph hébergeant une partie de sa famille réfugiée,
la perte des marchés publics due à sa déplorable habitude, étant un patron
reconnu, de défiler avec le drapeau rouge, la maladie, puis la vente de son
entreprise à un escroc qui ne le paya pas. La famille se retrouva dans une
situation plus que précaire et Henriette ne supportait plus ce vieux mari,
perclus de rhumatismes et qui ne pouvait plus assumer la charge de la famille.
Et elle le lui disait….Jusqu’à ce qu’il décide lui-même d’en finir. C’était en
1931.
Henriette
se retrouva donc veuve à trente-huit ans, avec quatre enfants à élever, dont
deux en bas âge. Que croyez-vous qu’elle fit ? Elle s’embarqua pour le
Maroc avec ses deux plus jeunes fils, contrée non encore pacifiée, en compagnie
d’un militaire plus jeune que son fils aîné, qu’elle épousa par la suite. Leur
mariage dura plus de quinze ans, puis il demanda le divorce car il souhaitait
lui aussi fonder une famille et qu’Henriette ne pouvait ni ne voulait le
satisfaire. Elle revint donc en France, sans un sou, et trouva un emploi de
concierge dans les beaux quartiers de Nice, où habitait sa fille Georgette.
Henriette l’avait mise à la porte de la maison lorsqu’elle avait seize ans, car
sa beauté lui faisait ombrage. Je ne sais pas comment les retrouvailles se
déroulèrent, mais Georgette était la crème des femmes… Plus tard, lorsqu’elle
dut prendre sa retraite, Henriette demanda asile à mes parents car elle n’avait
aucune ressource. Cela n’enchantait guère ma mère, mais il fallut l’installer à
Cannes, aux « Récucaï », là où, des dizaines d’années auparavant, ma
mère avait vécu. Mimi finit ses jours en 1975, en nettoyant sa cheminée. Cette
femme, maniaque de la propreté et de l’ordre sauf pour les affaires d’argent,
fut retrouvée toute noire de suie après une rupture d’anévrisme. Sa grande
activité, lorsque mes parents résidaient à Cannes, était de dénigrer
systématiquement ma mère et de « taper » son fils Jean, pour envoyer
des cadeaux à Yvon, son dernier fils et le seul pour lequel elle éprouvait une
folle passion. Elle endura cependant le pire des chagrins en apprenant sa mort
brutale alors même qu’il n’avait que quarante ans.
Telle fut
l’histoire de ma grand-mère Mimi, qui tricotait et brodait des merveilles, et
avait vécu une vie de roman, apparemment sans aucun remords.