Giorgio de Chirico, la fabrique des rêves
A travers le célèbre portrait de Guillaume Apollinaire (1914) - dit « portrait prémonitoire » car il porte une cible là où un éclat d’obus le blessera - tout le monde croit connaitre Giorgio de Chirico (1888 – 1978).
Il faut absolument visiter son extraordinaire rétrospective* pour se rendre compte de l’étendue de son savoir, de son talent, l’unité d’une œuvre sans cesse ressassée, gardant sa spécificité tout au long du XXème siècle.
L’exposition présente un ensemble de 170 œuvres, essentiellement des peintures, mais aussi des lithographies (Les bains mystérieux, 1936-7), sculptures, céramiques (une merveille : Hector et Andromaque,1966). Elle permet de comprendre pourquoi, après avoir été adulé dès son arrivée à Paris, et sacré comme familier et inspirateur des surréalistes, il fut renié par eux.
G. de Chirico influencera pourtant profondément Magritte, Ernst, Picabia, Dali. Mais ne se reconnaîtra pas dans le mouvement. On le rattache en effet au futurisme, puis au Novecento, émanation artistique du fascisme. Est-ce pour cela qu’il est si peu connu en France au point que ses œuvres n’aient pas été présentées depuis 25 années ?
Sa première période, qu’il qualifie de peinture métaphysique, est éclatante : des couleurs dures, en larges a-plats (je pense à la "ligne claire" en BD), des motifs récurrents, comme autant de symboles de la modernité : train, voilier, portiques, usines, tuyaux…..ainsi que des personnages bardés d’équerres mais sans visage, s’étreignant tendrement. Des perspectives vertigineuses, des architectures vides, fortement inspirées par la beauté de la ville de Ferrare, aux personnages sous-dimensionnés dotés d'ombres démesurées. Ne pas manquer « L’énigme de l’heure » (1912), où on s’efforcera de « voir le sentiment caché des choses », « Le grand jeu, place d’Italie ». Pour les autres titres, on pense à des collages totalement hermétiques (« Mélancolie du départ »). Et puis, on est fasciné aussi par la beauté de son écriture, sa maitrise de notre langue...
Giorgio de Chirico change ensuite radicalement de style et se tourne vers la peinture classique : une série d’autoportraits en costumes d’époque, autodérision d’un corps vieillissant rendu sans indulgence… Mais avec quelle maîtrise !
Dans la dernière partie de sa carrière, Chirico boucle la boucle et reproduit ses premières œuvres. Avec d’infimes variantes, un peu comme un créateur d’estampes japonaises au fur et à mesure de l’usure des planches xylographiques. Après tout, ne déclarait-il pas préférer ses propres faux à ceux d’imitateurs moins doué ?…
Mais il continue aussi à étonner, comme dans cette toile de 1968 – il a 80 ans - « Le retour d’Ulysse », allusion transparente à sa longue vie, tout comme à sa naissance en Thessalie et à sa grande connaissance des classiques grecs.
L'exposition est remarquablement mise en scène, de façon didactique, avec beaucoup d'espace pour admirer confortablement malgré la foule. Un modèle du genre...
*Au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 24 mai.