Ensauvagement et complexité, où est le rapport ?
Saturée d’informations mal hiérarchisées, je remarque en tous cas une expression qui revient sans cesse dans la bouche des personnes que l’on interroge dans les rues : « c’est compliqué ». Et si toute cette violence à laquelle nous assistons chaque jour n’était que le résultat de notre monde devenu insidieusement de plus en plus complexe ?
Même pour des personnes dotées d’un bagage intellectuel et/ou culturel conséquent, bien des choses courantes de la vie deviennent particulièrement difficile à accomplir : transférer des documents ou des applications sur un nouvel ordinateur ou un nouveau portable, déclarer ses revenus par internet, commander un billet de train ou faire une réservation d’hôtel, prendre rendez-vous chez un médecin, s’inscrire en faculté, gérer un volume entier de mots de passe, se faire voler périodiquement son identité numérique … C’est surtout vrai pour les personnes qui ne sont pas nées à l’ère informatique … Mais pas que. Et l’individualisme forcené de notre société désormais fragmentée en « archipels » ne nous permet que difficilement de faire appel à quiconque.
En fait, ce qui manque à beaucoup de gens, c’est la simplement capacité à s’exprimer, à se faire comprendre, à partager, à débattre, à utiliser les mots pour communiquer. Quand les mots manquent, il reste les poings. Aucune frustration n'est plus tolérée et la violence éclate sans filtre.
Cela est surtout vrai – mais pas exclusivement hélas – pour la partie masculine de la population. Car ce qui manque cruellement à chacun, c’est une explication simple et objective des phénomènes qui nous entourent. Pas des bobards, pas des hoax, des fakenews, ce que jadis on appelait des bouteillons. Et le sentiment qui domine, le « ressenti », est la peur.
Je suis fascinée par l’extraordinaire faculté de certains à mettre en doute les informations les plus basiques. A leur décharge, il faut bien reconnaître que les « sachants » se sont récemment illustrés par la plus large cacophonie, en particulier dans les avis plus ou moins autorisés – comme disait Coluche - sur la pandémie Covid. Pas de quoi redonner confiance. Et au contraire, ce discours génére l'angoisse.
Et je ne parle pas des hommes et des femmes en charge de gouverner ce pays de 67 millions d’épidémiologistes, confrontés à une crise sanitaire, sociale et économique inédite. Et ce phénomène n’est pas limité à la France : anti-masques, anti-vaccins, anti-école, eurosceptiques, négationnistes du réchauffement climatique (entre autres) … et néonazis en Allemagne, aussi.
La capacité à analyser, le concept même de "critique" n’est donc plus enseigné dans le pays qui a vu naître l’Esprit des Lumières ?
Qui affirmera que la révolution numérique dans laquelle nous sommes engagés – voire encore englués – provoque autant de dégâts qu’elle n’apporte de bénéfices. Des perdants et des gagnants. Comme toujours. Nous en sommes encore restés aux résultats de la révolution industrielle du XIXème siècle : désertification rurale, pollution, extraordinaire croissance économique, allongement de la durée de vie, mais aussi guerres coloniales, heurts d’empires, vagues d'immigration incontrôlables, inhumanité des nettoyages ethniques …
L’irruption de l’informatique - comme jadis l’automobile et l’avion à portée de tous - est le fait majeur de ma génération, celle qui a connu la croissance folle des Trente glorieuses, le chômage à moins de 3%, la Guerre froide et l’équilibre de la terreur nucléaire.
Aujourd’hui, la génération de nos enfants vit des temps encore plus difficiles : une dilution de la qualité de l’enseignement, l’accroissement des inégalités de compétences, les délocalisations, le bannissement des populations assignées à des quartiers où la police républicaine ne fait plus la loi, l’isolement des régions périphériques, le chômage de masse, le terrorisme à domicile, les guerres locales, les conflits larvés provoquant des déplacements de population irrépressibles qui génèrent des craintes infondées.
Trente années d’immobilisme politique aussi, après trente années d’euphorie. Comment s’étonner de l’éclatement de la violence face à la moindre injustice ressentie, à la plus petite limitation de liberté individuelle ? Comment espérer renverser la vapeur en seulement quelques années ? Pourquoi, maintenant, une telle impatience ?
Il y a pourtant du mieux, aussi, dans notre société …
Enfin, on parle de la révolte des femmes face à la séculaire violence sexiste, enfin, on met en lumière les discriminations insupportables face à la couleur de peau, au genre, enfin on tolère les attachements jadis considérés comme inacceptables.
Un fait m’a interpellée récemment. Pour la première fois, lors du dernier concours d’entrée à l’Ecole Nationale Supérieure (lettres), le pourcentage de filles admises est supérieur à 60%. En raison du Covid en effet, seules les épreuves écrites ont été prises en compte, dans le plus parfait anonymat. Culturellement, les femmes sont moins préparées au grand oral, souvent, là comme ailleurs, elles s’auto-censurent. Les hommes sont plus agressifs devant un jury, et s’en tirent mieux, rattrapent une prestation écrite moins flamboyante.
Bref, rien n’est simple, tout se complique … tentons d’inculquer à nos petit-enfants que le débat d’idées est plus productif que la bagarre de récréation ou l’incendie de bagnoles. Je sais, je rêve …